William Fortin

Conseiller juridique volontaire

 

La lumière du jour s’éteint lentement dans des teintes de rose. Tandis que le bleu de la baie contraste avec le ciel dans lequel les nuages embrassent des couleurs pastel, les échos de Port-au-Prince viennent se perdre dans les hauteurs des collines. La chaleur écrasante du midi a laissé place à la douceur du soir, les derniers rayons du soleil se faisant miel. Le vrombissement agressif d’une moto vient finalement déchirer l’air, tel qu’un coup de tonnerre.

 

Au milieu de ce ballet quotidien, où la vie qui a ruisselé dans le bas de la ville à l’aube remonte vers les collines le soir venu, me voilà, vacillant entre conscience et égarement. Je porte à mes lèvres une tasse remplie de café, sans vraiment ressentir le besoin d’en boire. Le goût amer qui inonde ma bouche, le chant des oiseaux ou même l’éternelle plainte du coq vivant dans la cour du voisin me semblent abstraits, lointains. Ils s’effacent, tels que des murmures dans l’explosion de vie qui m’entoure.

 

À cet instant précis, la seule chose qui capte mon attention est une fine colonne de fumée, quasi fantomatique, qui s’élève au-dessus du cœur historique de la cité. Cette dernière semble être là depuis mon arrivée, il y a de cela environ deux mois. Qu’est-ce qui peut bien brûler aussi longtemps? Je fixe l’horizon, ignorant les mouches qui attaquent mes mains couvertes de chaire de mangue. Soudainement, un coup de fusil retentit au loin. Je sors alors de ma torpeur et pose mon regard sur la colline voisine.

 

 

Vue à partir des hauteurs de Pacot, Port-au-Prince.

 

La vie y bat son plein. Les cris des vendeuses ont laissé place aux rires des ruelles et au bruit des chaudrons. Je prends une grande respiration et repose mon regard sur la ficelle de fumée. Dans quelques jours, je devrai quitter cette terre et ses habitants. L’avancée de la COVID-19 a finalement eu raison de ma présence dans la perle des Antilles. L’anxiété des derniers jours a laissé place à la résignation. Mes valises qui attendent au bas de la porte ne sont qu’un rappel du départ, dont la date n’a cessé de changer. Frontières fermées, vols annulés, changements d’itinéraires. Un vol nolisé nous ramènera finalement au Canada.

 

Plusieurs choses me semblent incertaines. D’autres, inachevées. En toute honnêteté, mon cœur veut rester. Lorsque j’ai quitté la Côte d’Ivoire pour rejoindre l’équipe d’ASFC à Port-au-Prince (1), je me suis retrouvé en terre inconnue. Haïti m’a alors pris par surprise. Lorsque j’ai vu pour la première fois ses montagnes se dresser devant moi, j’ai été pris d’un vertige semblable à celui qui nous frappe lorsque l’on franchit les portes d’une cathédrale. Haïti venait de me baptiser de sa beauté.

 

Il y a en fait de quoi de mystique dans ce pays. Le sucre y est pétillant et la musique envoûtante. Il me reste tant de personnes à rencontrer, de saveurs à goûter et de chansons sur lesquelles danser. Pourtant, à peine me suis-je installé que je dois plier bagage. Il me faut néanmoins être raisonnable. Je dois partir.

 

Le soleil a désormais disparu et les airs de kompa (2) résonnent déjà dans certaines cours. Les collines s’illuminent de milliers de lumières, comme une colonie de lucioles agrippées à leurs flancs. Il est temps pour moi de tomber dans les bras de Morphée. Port-au-Prince n’a pas besoin de moi pour défier l’arrogante noirceur et lui montrer que la vie se savoure réellement sous les étoiles. On boira des Prestiges (3) bien glacées, on se déhanchera sous les rythmes de calypso. On vivra, comme on a toujours su le faire. Néanmoins, tout cela, ça sera sans moi.

 

Malgré les circonstances, de nombreux et nombreuses Haïtiens et Haïtiennes continuent à travailler sans relâche pour une Haïti juste, humaniste et prospère.

 

Tandis que je m’affale sur mon lit, les pensées se bousculent dans ma tête. Il est hors de question d’être défaitiste. Malgré les circonstances, de nombreux et nombreuses Haïtiens et Haïtiennes continuent à travailler sans relâche pour une Haïti juste, humaniste et prospère. Mon engagement ne s’arrête donc pas ici.  Je vais continuer mon mandat de coopération volontaire à partir du Canada, le temps que l’épidémie se calme. J’appuierai ainsi l’équipe d’ASFC et l’Office de la protection du Citoyen (OPC) à distance. Je me dédierai toujours à la cause, travaillant pour que les personnes en situation de vulnérabilité puissent avoir accès à la justice. Face à l’adversité, nous devons redoubler d’efforts. Plus que jamais, les droits humains méritent notre dévouement. Ce n’est définitivement pas le temps de fermer les yeux. Du moins, métaphoriquement. Je le dois à ceux et celles qui m’ont accueilli comme un frère. Je le dois à mes merveilleux et merveilleuses collègues. Avant de trouver le sommeil, je murmure tranquillement à Haïti. Je lui dis tout, sauf une chose : à Dieu. Il n’y a qu’une seule manière de quitter ce pays, et c’est en disant « Je reviendrai ma Ayiti cheri ».

 

Clarifications

 

1. J’ai réalisé de septembre 2018 à décembre 2019 un mandat de coopération volontaire en Côte d’Ivoire au sein du projet Protection des droits des enfants, des femmes et autres collectivités vulnérables (PRODEF), mis en oeuvre par ASFC en consortium avec le Bureau international des droits des enfants (IBCR), avec le soutien financier d’Affaires mondiales Canada.

2. Le kompa est un style de musique originaire d’Haïti.

3. La Prestige est une bière locale brassée par la Brasserie Nationale d’Haïti.

 

Sur l’auteur 

William Fortin est conseiller juridique volontaire au sein du projet Accès à la justice et lutte contre l’impunité en Haïti mis en œuvre grâce l’appui financier d’Affaires mondiales Canada.